L’altitude : ses hauts et ses bas
Auteure: Stéphanie Côté
Nutritionniste sportive, Université de Montréal
À la montagne comme à la guerre
Jusqu’à ce jour, trois Québécois sont parvenus au sommet du Mont Everest : Yves Laforêt en 1991, Bernard Voyer en 1999, François Langlois en 2001. On qualifie sans hésiter cette aventure d’exploit, mais en connaissons-nous réellement l’ampleur ? Une citation de Georges L. Mallory, un des premiers ayant tenté de poser les pieds sur le toit du monde au début des années 1920, illustre bien la situation qu’il vivait : « ce que nous faisons ressemble plus à la guerre qu’à l’aventure ». Comme les combattants, les alpinistes font face à de nombreux stress. En plus des températures et vents extrêmes, du manque de sommeil et de nourriture, de la déshydratation, des efforts exigés et des imprévus, ils doivent se battre contre l’hypoxie.
L’hypoxie est la raréfaction de l’oxygène dans l’air, notre sang ou nos tissus. Comme la pression barométrique, la pression partielle de l’oxygène diminue au fur et à mesure que l’on s’élève en altitude. Concrètement, cela a pour effet de diminuer progressivement la quantité d’oxygène dans l’air. Par exemple à 3 000 mètres (m), l’oxygène ne représente que 69% de sa valeur au niveau de la mer, tandis qu’elle chute à 47% à 6 000m, 35% à 8 000m et 29% à 8 850m. La pression barométrique (donc également la pression partielle de l’oxygène) fluctue aussi en fonction des saisons, du climat et de la latitude. On retrouve les pressions les plus basses en hiver, par temps couverts et plus près des pôles.
Repousser les limites du possible
L’intérêt pour la physiologie en haute altitude n’est pas récent. Très tôt, on s’est aperçu que l’altitude perturbait considérablement, pour ne pas dire dangereusement, l’organisme humain. Lors des premiers essais en montgolfières dans les années 1800, les hommes qui s’élevaient dans le ciel pendant quelques heures ressentaient des malaises et certains perdaient même conscience. Aujourd’hui, on comprend beaucoup mieux les phénomènes reliés à l’hypoxie. Cet important avancement des connaissances a été rendu possible en grande partie grâce aux investissements de l’armée et aux développements en aéronautique.
Les résultats d’études sur les changements physiologiques en haute altitude ont amené les scientifiques à prédire le comportement à des altitudes extrêmes. Ils en ont conclu qu’il était humainement impossible de gravir l’Everest. Or, leurs calculs ne tenaient pas compte d’une variable importante, de celle qui fait toute la différence : la capacité d’adaptation inouïe de l’homme.
Action, réaction
On prend souvent l’Everest en guise de référence, mais il n’est pas nécessaire d’aller si haut pour être affecté par l’hypoxie. Par exemple, le camp de base de l’Everest (5 400m), la cité inca de Machu Pitchu (2 045m), La Paz, capitale de la Bolivie (3 658m) et quelques stations de ski dans les Alpes ou ailleurs sont des destinations beaucoup plus accessibles et populaires qui présentent aussi cette difficulté.
Notre organisme réagit très mal à une ascension rapide en haute altitude. Une quantité réduite d’oxygène dans l’air signifie également qu’il y a moins d’oxygène disponible pour les échanges entre les poumons et le sang. Pour pallier ce manque, le corps met en branle une série de mécanismes.
En haute montagne, entourés de paysages à couper le souffle, les aventuriers n’arrêtent surtout pas de respirer ! La première mesure compensatrice à l’hypoxie est l’augmentation du rythme respiratoire. Cette réponse ventilatoire que l’on nomme hyper ventilation se produit en quelques minutes. Elle permet d’inspirer plus d’oxygène, mais provoque également une plus forte expiration d’eau et de gaz carbonique. Parce qu’il excrète ainsi un composé acide (gaz carbonique), l’organisme doit également excréter des bases (substances alcalines) s’il veut maintenir un pH adéquat. Les reins s’occupent de cet aspect en évacuant davantage de bicarbonates dans l’urine, ce qui va de paire avec un volume d’urine augmenté. Conséquemment aux deux phénomènes précédents, les pertes en eau sont importantes. La déshydratation qui s’installe réduit le volume sanguin, ayant pour effet de concentrer l’hémoglobine (protéine des globules rouges à laquelle s’accroche l’oxygène). Ainsi, un volume donné de sang est en mesure de contenir plus d’oxygène. Le cœur, pour sa part, contribue en battant plus rapidement. Après quelques jours d’exposition à l’hypoxie, la production de globules rouges est stimulée, ce qui augmente davantage la capacité du sang à transporter de l’oxygène. Parallèlement à tout cela, le débit sanguin cérébral augmente afin d’améliorer l’oxygénation du cerveau.
L’envers de la médaille
Bien qu’il soit essentiel à la survie en haute altitude, ce processus d’adaptation ne s’effectue pas sans peine. Une foule de malaises sont ressentis par les aventuriers de tout calibre qui montent à plus de 2000 ou 3000m au-dessus du niveau de la mer. On nomme l’ensemble de ces malaises « mal aigu de l’altitude ». Il peut se manifester de diverses façons et à diverses intensités. Maux de tête, nausées, perte d’appétit, insomnie, fatigue extrême et œdèmes périphériques en sont les principaux symptômes. L’incidence du mal de l’altitude dépend entre autres de la vitesse d’ascension et de l’altitude atteinte, mais avant tout de la susceptibilité individuelle.
L’élément déclencheur de la majorité des maux est l’augmentation de la pression intracrânienne (en partie secondaire au flux sanguin augmenté). On attribue toutefois les œdèmes périphériques à une plus grande perméabilité vasculaire. Les vaisseaux, endommagés par l’hypoxie, permettent le passage inhabituel de protéines (accompagnées d’eau) hors du sang. Ces substances s’accumulent dans les tissus et causent ainsi des œdèmes (enflures) principalement aux mains, aux chevilles et au visage.
Priorité : respirer
L’hyper ventilation nous permet d’inspirer de plus grands volumes d’air. Cependant, à cause de la faible quantité d’oxygène présente, le volume nécessaire est immense et exige énormément de travail de la part de l’alpiniste. Le docteur Mayer, pneumologue et directeur de la clinique du sommeil à l’Hôtel Dieu de Montréal, donne l’exemple suivant : « À 8300m, près du sommet de l’Everest, la fréquence respiratoire peut atteindre 86 respirations par minutes, ce qui implique une ventilation d’environ 107 litres d’air. À titre de comparaison, un individu au repos au niveau de la mer prend en moyenne 12 respirations et ventile 6 litres d’air par minute. À 8850m, l’alpiniste prend plus de une respiration complète par seconde. » Tentez l’expérience !
Le VO2max, défini comme le volume maximal d’oxygène pouvant être consommé en une minute, est aussi très affecté. Malgré le volume impressionnant d’air qui entre dans les poumons, la quantité d’oxygène dont ils bénéficient est minime. À basse altitude, un individu possède un VO2max qui se situe entre 30 et 40mL/kg/min, dépendamment de sa forme physique. À 8 000m, le niveau de forme physique ne fait plus aucune différence et le VO2max ne dépasse guère 12 à 15mL/kg/min. À cause de cela, un exercice aussi simple que marcher exige un fort pourcentage du VO2max et consiste en l’effort maximal possible.
Lorsqu’on parle d’activité physique, on en évalue l’intensité relative en fonction du pourcentage du VO2max atteint. Les efforts effectués à une intensité très élevée sont généralement difficiles à soutenir longtemps. Or, l’alpiniste qui entreprend la dernière portion de l’ascension vers le sommet de l’Everest doit travailler à environ 85% de son VO2max pendant 18 heures. Afin de bien saisir l’ampleur de cette demande, nous pouvons comparer la situation à son équivalent au niveau de la mer, qui consisterait à courir le 100m toute la journée en prenant à peine 5 ou 6 respirations entre chacune des courses. Il est donc aisé de comprendre à quel point l’hypoxie est épuisante.
De mal en pis
Les symptômes du mal aigu de l’altitude sont désagréables, mais peu dangereux. Ils s’estompent normalement en quelques jours lorsque le rythme d’ascension permet une bonne adaptation (nous y reviendrons). Cependant, l’adaptation est différente pour chaque individu. Elle est indépendante du niveau de forme physique avant le départ et est en grande partie sous le contrôle de la génétique. Les chanceux s’acclimateront en quelques jours, mais les plus malchanceux seront tout à fait incapables de s’adapter et devront rebrousser chemin. Une première ascension donne généralement un bon indice de la capacité d’adaptation d’un individu, puisque sensiblement le même scénario est appelé à se répéter d’une aventure à l’autre.
Lorsque le mal de l’altitude progresse et s’aggrave, l’alpiniste peut souffrir d’affections que l’on nomme œdèmes pulmonaire et/ou cérébral. En situation d’hypoxie (généralement au-dessus de 3 000m), les artères pulmonaires se contractent, ce qui cause de l’hypertension pulmonaire. Les vaisseaux sanguins sont ainsi plus susceptibles de subir des dommages et finiront par permettre des fuites de protéines et de liquide dans l’espace normalement réservé aux alvéoles. Ces dernières ne sont plus efficaces pour capter l’oxygène ; la respiration s’en trouve davantage compromise. La pauvre victime tousse, est congestionnée, a des serrements à la poitrine et est essoufflée même au repos. Le traitement de choix consiste à redescendre à une altitude plus basse et à se reposer. Pour un traitement immédiat, il existe des sacs hyperbares, dans lesquels on place la personne en difficulté. Il est possible d’y augmenter la pression barométrique et ainsi de recréer l’atmosphère retrouvée quelques centaines de mètres plus bas. Dans le pire des cas, lorsque l’œdème pulmonaire est ignoré ou lorsque le traitement est retardé, il peut être fatal.
L’œdème cérébral résulte aussi d’une hypertension, cette fois intracrânienne. Si l’augmentation de la pression (et des maux de tête qui l’accompagnent) fait partie du processus normal d’adaptation, une trop forte augmentation est signe d’une mauvaise adaptation. Il se manifeste par des troubles cognitifs, de la lassitude, de l’ataxie (incoordination des mouvements, perte d’équilibre), de l’aphasie (troubles du langage), et des hallucinations. Le traitement obligatoire en pareille situation est la descente et l’administration immédiate d’oxygène en attendant d’avoir atteint une altitude adéquate. Les séquelles de l’œdème cérébral peuvent perdurer jusqu’à une semaine, mais le sujet fini habituellement par récupérer toutes ses capacités. Lorsqu’il n’est pas pris en charge, il peut progresser vers un coma et même entraîner la mort.
Mieux vaut prévenir que guérir
Le mal de l’altitude peut être en partie évité ou du moins amélioré, par une ascension très progressive. Le meilleur rythme à adopter est celui qui permet de monter à des altitudes élevées le jour, puis de revenir dormir plus bas. Il est conseillé de passer quelques jours à une altitude d’environ 2 000m et de s’y reposer afin de favoriser l’acclimatation. Par la suite, l’ascension doit se faire par paliers de 300 à 600 mètres. Toutefois, si l’on dispose d’une trop courte période de temps, des médicaments accélèrent les mesures compensatrices à l’hypoxie. Le « diamox » (acetazolamide) est le plus utilisé. Il permet d’augmenter l’excrétion de bicarbonates et la réponse ventilatoire (hyper ventilation) plus rapidement que ne l’aurait fait le processus d’adaptation seul.
Rien ne va plus
Les alpinistes qui s’aventurent très haut en altitude peuvent parfois avoir l’impression d’être transformés complètement. Non seulement leur forme physique est-elle affectée, mais leurs capacités intellectuelles le sont aussi. Les réflexes demandent plus de temps. La parole devient une tâche compliquée. Des exercices simples comme solutionner des additions à 2 chiffres exigent une concentration exceptionnelle, si bien que d’en réussir 5 successives tient presque de l’exploit.
Des phénomènes hallucinatoires sont vécus par près de 7 alpinistes sur 8, généralement au-delà de 6 000m. Des illusions visuelles ou auditives sont très souvent rapportées, telles distorsion du corps, compagnon imaginaire, apparition inusité d’objets ou de personnes, etc. Par exemple, le plus sérieusement du monde, certains alpinistes disent voir des radiateurs dans les nuages, des chevaux qui se promènent ou encore offrent de l’eau à un compagnon de route alors qu’ils sont seuls.
Les expéditions en haute altitude sont extrêmement exigeantes physiquement et les difficultés ne se limitent aux efforts déployés pendant la journée. Le facteur qui rend l’ascension de l’Everest (ou d’une autre montagne dépassant 5 000m d’altitude) aussi épuisante et délétère est l’incapacité à récupérer ses forces par une bonne nuit de sommeil. Dr Mayer explique que les alpinistes souffrent de ce que l’on appelle l’apnée du sommeil ou respiration périodique.
« Pendant le sommeil, le corps tolère une plus grande quantité de gaz carbonique qu’à l’état d’éveil. L’individu doit donc ralentir sa fréquence respiratoire pour favoriser l’augmentation du gaz carbonique dans son sang. Ces ralentissements de la respiration s’accompagnent souvent d’arrêt complet ou apnée pendant 15 ou 20 secondes ; on parle alors d’une respiration de Cheyne-Stokes. L’augmentation du gaz carbonique entraîne avec elle une chute de la concentration d’oxygène qui vient stimuler les centres respiratoires. La reprise de la ventilation est alors brutale et réveille le plus souvent l’alpiniste dans un état de suffocation. Lorsque ce dernier se rendort, il est éveillé à nouveau quelques secondes plus tard par le même mécanisme. Il en est ainsi toute la nuit, ce qui donne l’impression d’être constamment éveillé, et pour cause. Des études sur le sommeil en haute altitude ont évalué le nombre de ces » micro éveils » à 150 par heure. » Au matin, l’alpiniste ne se sent pas du tout reposé et malgré cela, une autre difficile journée l’attend.
Très peu de sommeil ne contribue guère à garder la forme, nous venons de le voir. À cela s’ajoute l’ingestion presque nulle de nourriture pendant quelques jours. Bernard Voyer, explorateur québécois décrit la diminution de l’apport alimentaire comme suit : « À 5 000m, on mange avec un peu d’appétit. À 6 000m, on mange avec réticence. À 7 000m, on mange un peu parce qu’on doit mais seulement lorsqu’on en est capable. À 8 000m cependant, on n’y pense même plus. Se nourrir n’est plus une priorité ; ça devient aussi peu important que de faire une collection de timbres au niveau de la mer ! » Le manque d’appétit est très marqué, mais ce n’est pas le seul facteur qui hypothèque la prise alimentaire. En effet, la respiration prend tout le temps et l’énergie des alpinistes. Manger et même boire implique qu’ils doivent cesser de respirer une fraction de seconde, ce qui est déjà trop. De plus, la gorge devient sèche, irritée et enflée à cause de l’air sec et de l’hyper ventilation. Le manque de nourriture combiné à l’hypoxie, entraînent une perte de poids très importante. M. Voyer dit avoir vu fondre ses muscles en une période 24 heures tellement le stress était considérable.
Le dilemme de l’oxygène
Afin d’amoindrir ce stress, plusieurs ont recours à des bombonnes d’oxygène. Cependant, il est important de réaliser que l’oxygène supplémentaire ne change pas tout et ne rend surtout pas l’aventure facile comme le précise Dr Mayer : « Un supplément de 1,5 litres par minute pris à l’effort, au-dessus de 8 000 mètres, aura pour effet d’augmenter la quantité d’oxygène inspiré de 21 à 22% et donc de diminuer l’altitude relative de 300 mètres. Cependant, ce petit bonus sera rapidement annulé par des conditions climatiques défavorables. En effet, par mauvais temps, la pression barométrique peut chuter de 40 millimètres de mercure (mmHg), ce qui a pour effet d’augmenter l’altitude relative. Une telle condition élèverait le sommet de l’Everest à 9 450m plutôt qu’à 8 850 : une altitude incompatible avec la vie. Dans ses moments, l’usage d’oxygène est indispensable et l’effort déployé par l’alpiniste est comparable à une ascension sans oxygène. » Ce qu’il faut retenir, c’est que chaque tentative est unique. Avec ou sans oxygène, l’accomplissement d’une telle épreuve demeure un exploit.
La nature est maître
Tout le monde n’est pas conçu pour avoir la capacité de gravir les plus hautes montagnes du monde. Alors que pour certains s’approcher du ciel est possible, pour d’autres, ce même ciel prend plutôt des airs d’enfer. Dr Mayer et M. Voyer sont unanimes pour dire que trois conditions doivent être remplies pour permettre de toucher le toit du monde : une génétique favorable, des conditions climatiques permissives et une adaptation parfaite. Autrement dit, la bonne personne doit être au bon endroit au bon moment. Ceux qui n’atteindront jamais des altitudes extrêmes pourront toujours se consoler en écoutant les récits merveilleux des alpinistes qui s’y rendent. Oui, car se sont des expériences merveilleuses malgré les aspects négatifs qui ont fait l’objet de ce texte.