Je vous présente les extraits de mon journal de bord. Écrits et souvent griffonnés dans mon calepin, les notes sont brèves, témoins d’un quotidien peu banal. Installé dans la tente, le réchaud gronde et s’épuise a vouloir fondre la neige pour en faire une soupe. J’ai le temps de noter.

Ce journal est dédié à des informations techniques telles que les distances, l’altitude, la situation… tout ce qui est vital, essentiel à notre survie. Thierry écrivait des notes de son coté, c’était notre intimité, notre jardin secret dans cette grande aventure commune.

01.07.95 - LE COMPTE À REBOURS

Ça y est, le compte à rebours a commencé. Dans 4 mois débutera une folle aventure dans le plus grand désert de glace du monde, l’Antarctique!

Mon grand rêve qui va devenir réalité, je vais le partager avec mon ami Jean Castonguay. Il n’y aura que deux explorateurs en Antarctique, mais des dizaines de personnes comme vous pour appuyer cette grande aventure polaire : commanditaires, journalistes, artisans, scientifiques, amis... Vous qui nous apportez une énergie supplémentaire à la réussite de cet exploit, j’ai cru bon vous tenir régulièrement au courant de l’avancement des préparatifs. Ce bulletin bimensuel sera, je l’espère, une tempête d’informations et un pas vers l’axe de rotation de la terre, le pôle Sud.

(extrait de la Gazette du pôle Sud numéro 1)

 

01.08.95 - OUF...

Voici le numéro 2 de la Gazette du pôle Sud et croyez-moi la tension monte... Le soleil baisse, les jours raccourcissent, le froid approche. Il reste beaucoup de travail à faire; des centaines de coups de fil, des kilomètres de télécopies, des signatures d’entente, des entrevues, sans parler des trajets aériens compliqués, des douanes chiliennes, des assurances... ouf! Notre équipe s’affaire à tout ficeler pour le 1er octobre date limite. Plusieurs correspondances internationales nous parviennent concernant notre programme scientifique, nos communications satellitaires ou tout simplement pour connaître nos motivations à se rendre au beau milieu du froid. Il m’arrive de me demander si l’énergie nécessaire à bâtir une telle expédition est supérieur à celle de skier tout en tirant les 145 kilos de matériel jusqu’au pôle Sud. J’obtiendrai ma réponse dans quelques semaines...!

 

01.09.95

À quelques semaines du départ, je me retrouve avec un nouveau compagnon d’aventure, partenaire de risque et volontaire à vouloir aller jusqu’au bout. Préparer une expédition me demande souvent d’aller rencontrer, face à face, mon passé et mes souvenirs difficiles de froid, mes angoisses et mes plus profondes motivations. Je me souviens alors de mes lèvres enflées, de mes doigts figés, de mes pieds douloureux, de mes joues sensibles, de la distance qui fait mal... J’ai besoin d’énergie et je la découvre dans le défi et à la volonté de réussir. Ces états d’âmes doivent être partagés et compris par mon coéquipier d’aventure. Ä qui puis-je parler de tout cela? Qui voudra regarder le même horizon, au même moment? Qu’attendra t-il de moi? Serais-je à la hauteur?

Confier son rêve, son but, sa vie à quelqu’un et ce pour plusieurs mois implique un ensemble de vibrations difficiles à décrire, impossible à cerner. Y penser ne suffit pas, il faut espérer et croire. Je serre ma décision dans mes mains pour mieux la sentir, je la mets dans ma poche et elle m’accompagnera pour toujours. (extrait de la Gazette du pôle Sud numéro 3)

 

01.10.95

Oui, oui... nous partons, mais j’avoue, j’ai peur. Depuis quelques jours les évènements se bousculent, le matériel rempli mon garage, les billets d’avion traînent sur le coin de mon bureau avec une date de départ, le 24 octobre... Le 24 octobre mais c’est dans quelques jours!! Je ferais alors un grand saut vers la réalité... je toucherai l’Antarctique. Le froid me serrera la main en me souhaitant la bienvenue... je l’espère. Je réalise que bientôt je laisserai tranquille tous les fournisseurs à qui j’ai sollicité une aide matérielle. Je mettrai de côté ce fameux budget d’expédition que je porte toujours dans les mains pour l’expliquer, le justifier, le vendre. Je laisserai le télécopieur et le téléphone, le photocopieur et le fast food. J’ai mangé gras, j’ai pris volontairement 8 kilos comme réserve que je laisserai au fil de mes foulées. Je suis fatigué. Je m’approche des cartes de l’Antarctique qui tapissent les murs du bureau et la peur m’apparaît. Jamais je ne tirerai plus lourd, jamais je n’irai plus loin. Même si tout est prêt, j’ai peur, mais le goût de partir est plus fort. (extrait de la Gazette du pôle Sud numéro 4)

 

05.11.95 – PUNTA ARENAS, CHILI.

La ville de Punta Arenas est située sur la rive N-O du détroit de Magellan qui sépare le Chili de la Terre de Feu, à l’extrémité méridionale du continent américain. Une distance de 1 000 kilomètres sépare la Terre de Feu de l’Antarctique.

Après plusieurs jours de vérification du matériel, tout est à bord du très gros avion Hercule. En bout de piste, problème technique. Tout le monde descend... Quel départ!

 

06.11.95

Un vol de nuit vers le plus beau des continents... le front collé au hublot, j’attend le lever du jour. Les premières lueurs rejoignent rapidement les icebergs qui forme une boucle de protection tout autour de l’Antarctique.

L’avion se pose sur la glace vive au milieu de la chaîne de montagne Ellsworth, c’est féerique. Tout est déchargé et rechargé aussitôt dans un Twin Otter. Décollage de Patriot Hills à 20h49 UTC à destination de l’île Berkner, coincée et enfouie sous l’immense plate-forme de glace, de Filchner au bord de la mer de Weddell.

 

09.11.95 - JOUR 1

Coordonnées du départ 78°35’S 49°16’O. Altitude de 250m 1 500km à parcourir, 2550m à monter et 170 kg chacun à tirer pour atteindre le pôle Sud!

Aujourd’hui, 4 heures de ski. 3,5km de parcours, il en reste 1496,5 km...

 

12.11.95 - JOUR 4            

Hourra ! On a avancé de 10,5km aujourd’hui. Déjà quelques préparations du matériel s’imposent. Le soleil est présent 24 heures. Les pulkas sont lourdes, tellement lourdes, 6 étapes de 45 minutes.

 

13.11.95 - JOUR 5            

On décide de mettre nos montres à l’heure de Montréal pour faciliter tous les rendez-vous satellitaires et les communications. Le terrain est plat mais couvert de petits sastrugis, un mot russe qui désigne des amoncellements de neige durcie par le vent qu’on pourrait comparer à une tôle ondulée lorsqu’ils ne sont pas trop élevés. L’Horizon est blanc à l’infini on a hâte de voir des montagnes mais la chaîne des Pensacola est à au moins une dizaine de jours. Mais le moral est excellent en dépit de la charge toujours très lourde des pulkas. La journée est divisée en 6 étapes de 45 minutes entrecoupées de pauses de 15 minutes.

Progression lente mais constante (13km)... qui donne amplement le temps de penser : ainsi, Thierry se demande qui a remporté les élections à la mairie de Gaspé et si le foin pour ses animaux a été rentré pour l’hiver!

 

14.11.95 - JOUR 6

Tempête. La tente est secouée par des vents d’au moins 100km/h en provenance du S.–E. Il fait –11°C à l’intérieur de la tente. J’en profite pour communiquer par téléphone satellitaire avec mon ami Joël Le Bigot. Nathalie profite de l’occasion pour me parler quelques instants et s’informer de ma position. Tout le monde éclate de rire lorsque Joël prend la parole pour dire: "Mais il est couché, voyons !"

 

16.11.95 - JOUR 8

Visibilité très faible. L’état des batteries du téléphone satellite m’inquiète. J’ai peur de ne plus pouvoir parler à mon amour. 15,5 km.

 

17.11.95 - JOUR 9            

Aujourd’hui, jour blanc (white out). Condition météorologique fréquente en Antarctique, le jour blanc est causé par la présence d’un brouillard très épais dans lequel on ne voit absolument plus rien, même pas à 1 mètre. Il n’y a plus ni ciel ni terre, rien que du blanc. C’est l’inverse d’une nuit noire: un jour blanc. L’orientation à la boussole dans cette blancheur infinie, sans aucun point de repère, est épuisante.

 

19.11.95 - JOUR 11            

79°35’ nous franchissons notre premier degré. Tout est prétexte à se féliciter. Le moral, ça se nourrit comme ça! 1 degré signifie 111km. Tout fonctionne comme prévu. On maintient un bon rythme. En faisant le bilan jusqu’à maintenant, nous sommes satisfaits. Le rythme adopté, soit 7 étapes de 50 minutes, nous convient. Les distances accumulées quotidiennement sont courtes mais correspondent aux prévisions.

 

20.11.95 - JOUR 12            

Les vagues de neige sont de plus en plus grosses. Vent violent, ciel couvert. La tente tient le coup. Il a fallu fixer des vis à glace et ajouter des courroies supplémentaires pour la faire tenir en place, sans elle c’est la mort.

 

21.11.95 - JOUR 13            

Les sastrugis sont fréquents et immenses sur le continent Antarctique. Comme une tempête de vent sur un océan qui gèlerait instantanément. Je rêve de montagnes tandis que Thierry les craint...

 

22.11.95 - JOUR 14

Journée record de progression, 17,5km. On a atteint le 80e parallèle... toute une victoire pour le psychologique. On en rit, on sait où est le sud... très loin!

 

24.11.95 - JOUR 16

La neige défonce, les traîneaux glissent mal sur la neige soufflée, on l’appelle farine. Je suis démotivé, je dois me ressaisir. Dans un mois, ce sera Noël... avance Bernard. L’important c’est d’avancer, si on arrête, on va mourir. Le pôle ne bougera pas, on doit avancer vers lui.

 

26.11.95 - JOUR 18

Jour blanc. Impossible de progresser. Inventaire général de tout le matériel jusqu’au moindre boulon de rechange.

 

28.11.95 - JOUR 20

J’aperçois les montagnes au loin. Enfin un repère, enfin une distraction. J’en rêvais. Maintenant je skierai avec un objectif visible, les rejoindre.

 

29.11.95 - JOUR 21

Thierry effectue une étape à l’avant. J’ai la responsabilité de la navigation. Boussole le jour et GPS (appareil de positionnement par satellite) le soir pour préciser notre position. On a aperçu la lune dans notre nuit parfaitement claire.

 

30.11.95 - JOUR 22            

On a quitté l’île Berkner, on est sur la glace continentale qui sépare l’île du continent, 450 mètres d’épaisseur. On a franchi le 81e parallèle, cela veut dire qu’il reste moins de 700km à parcourir.

 

01.12.95 - JOUR 23

Autre record: 22,2 km aujourd’hui. –12°C. Déclinaison magnétique de 19°Est. On s’arrête pour filmer. On se lève vers 7 heures et on se couche vers 20h30.

Dans ce journal je parle peu de Thierry. Pourtant nous vivons ensemble ce grand défi. Thierry est discret. De son côté, il écrit le sien. Nous devons préserver quelques secrets comme notre journal. Ensemble nous avançons, ensemble nous voulons atteindre le pôle.

 

03.12.95 - JOUR 25

J’ai mal à un talon. A chaque pause, je me déchausse pour mettre le pied dans la neige. Je dois être prudent nous devons nous soigner rapidement car une seule entorse ou tendinite pourrait nous mettre dans une situation périlleuse. L’utilisation du téléphone satellite devient de plus en plus capricieuse. Mais on s’interroge quant aux possibilités de pouvoir continuer à communiquer par téléphone. Le 82e parallèle constitue en effet l’ultime limite théorique à partir de laquelle il ne devrait plus être possible de transmettre, selon les experts consultés avant le départ.

 

05.12.95 - JOUR 27

29km de progression. Nous avons atteint le 82e Quelle journée. Le téléphone fonctionne toujours, j’ai parlé à Nathalie. Je lui ai rappelé tout mon amour.

 

09.12.95 - JOUR 31

1200m d’altitude. Ca y est, on est bel et bien sur le plateau Antarctique. En plus d’affronter les crevasses on subi nos premiers vents catabatiques. Ces vents sont constitués d’une couche d’air d’une épaisseur d’environ 300m, extrêmement froid qui dévale, par gravité, la calotte glaciaire. Fortement compressés sous une masse d’air relativement plus chaude, les vents catabatiques peuvent atteindre des vitesses de 190 km/h. associés à la neige, ces vents forment de terribles blizzards antarctiques qui peuvent littéralement tout arracher sur leur passage et, évidemment, rendre tout déplacement impossible.

 

11.12.95 - JOUR 33

Le GPS indique que nous avons 504km de fait en ligne droite mais... tous les détours imposés par les sastrugis, les crevasses, le brouillard augmentent les kilomètres réellement parcourus.

Très surpris, le téléphone satellite fonctionne toujours. Les spécialistes d’Angleterre du réseau de satellite Immarsat nous avaient affirmé qu’il serait totalement impossible de communiquer à ces latitudes.

 

13.12.95 - JOUR 35

Tendus, nerveux, on progresse sur des plaques à vents. Les "plaques à vents" sont de minces couches de glace pouvant s ‘étendre sur plusieurs kilomètres et sous lesquelles se trouve emprisonnée une couche d’air de 3 à 6 centimètres. Lorsqu’on pose les pieds sur une de ces plaques, elles cèdent avec un bruit de fragmentation qui peut se poursuivre pendant près d’une minute, une espèce d’éclair qui fendille des kilomètres carrés.

 

15.12.95 - JOUR 37

J’ai écrit son nom dans la neige. Mon fils Yoann à 13 ans. Je lui offre cette journée. Je m’ennuie. Il vente, il vente, il vente. Toujours de face. Loin de tout, loin du pôle je suis mélancolique.

 

17.12.95 - JOUR 39

Communication téléphonique très très très faible. C’est peut être la dernière fois. Si c’était le cas, nous aurions réussi à dépasser largement les prédictions des spécialistes. Les vrais sastrugis, les gros, sont là. Impressionnant et surtout très difficile à franchir. 1400m d’altitude, aujourd’hui 29,9km, 84°33’.

Communiqué de presse:

"GRANDE PREMIÈRE

Le Québec repousse les limites de la technologie satellitaire grâce à Téléglobe Canada. L’Expédition de Bernard Voyer et Thierry Pétry démontre qu’il est maintenant possible de communiquer au-delà du 82e degré de latitude sud avec un téléphone satellite portatif."

 

20.12.95 - JOUR 42

Un océan de sastrugis. L’Antarctique se découvre, il est imperturbable, il sait augmenter le défi, il sait étirer le temps. 9 heures de progression, 32,9km. On doit foncer, nous devons oublier les maux de dos, cheville, coude... Je n’ai qu’une idée, le pôle.

 

21.12.95 - JOUR 43

21 décembre, dire que c’est l’été... en Antarctique. La distance me pèse. J’aimerais avoir la forme de skier 15, 18, 20 heures par jour pour avancer. Je sens qu’on doit quitter l’endroit. Ici, rien n’est hospitalier. Jamais j’aurais cru vivre une expédition qui demande tant d’engagement. Thierry est là, nous sommes près l’un de l’autre. Tout est devenu mécanique. Notre quotidien est orchestré pour qu’il n’y ait aucune perte de temps. Ici, pour vivre il faut être efficace.

 

24.12.95 - JOUR 46

Depuis quelques jours, le brouillard, jours blancs. En début d’expédition on aurait arrêté dans ces conditions mais maintenant on doit avancer. Boussole à la main, en skiant, je fais le point à chaque 3 foulées. Aucun repère. Il arrive que je fonce droit dans un sastrugis sans même l’avoir vu . . . Pourvu qu’il n’y ait pas de crevasses... oublions tout cela... c’est Noël.

Mon premier cadeau est d’avoir atteint aujourd’hui le 86° après 30km de ski. Quelques préparatifs s’imposent. Thierry plante son petit et réel sapin gaspésien à quelques mètres de la tente. Il essaie de faire les personnages en neige . . . avec de grosses mitaines. Quelques confettis. Nous avons caché nos cadeaux respectifs dans nos surbottes. Cet échange de cadeaux fut touchant. Après le repas j’ai fait brûler sur le réchaud une toute petite branche du minuscule sapin... Ça sentait la forêt, ça sentait chez nous. On est si loin de ceux qu’on aime... le Noël le plus loin du monde.

Noël au pôle Sud

Il était une fois bien au sud, mais vraiment très près du pôle Sud, deux explorateurs courageux qui avaient skié sur une distance de 900 kilomètres dans le plus grand désert de glace de la planète, l’Antarctique. Ils n’avaient rencontré personne depuis leur départ le 9 novembre 95, car aucune vie n’existe dans un endroit si froid et si hostile. C’était la veille de Noël et le Père Noël qui vivait tout au Nord ne serait sûrement pas là pour leur offrir leurs cadeaux, qu’ils avaient pourtant bien mérités. Tristes d’être si loin des gens qu’ils aiment, de ne pas entendre les chants de Noël et de ne pas voir les arbres tout illuminés pour l’occasion. Bernard raconta à Thierry que ce qu’il lui manquait pour Noël c’était d’abord un arbre, même tout petit, ça ferait son bonheur. Et l’ingénieux Thierry de lui répondre : "Vraiment, un tout petit sapin de 4 pouces ferait l’affaire? Bien sûr Thierry, mais il ne faut pas rêver, il n’y a pas d’arbre ici!" Et Thierry avec son petit sourire en coin lui dit: "Ferme les yeux, je suis un peu magicien tu sais" Il sortit de son traîneau, bien caché tout au fond, un sapin si petit qu’il avait pu le transporter sans que Bernard s’en rende compte. Quelle grande joie, il venait de faire à son ami, une si petite chose qui prenait tant d’importance. Maintenant, nous devrions le décorer, suggère-t-il. Ici où chaque objet est compté, pesé et où les choses qui ne sont pas absolument essentielles ont été laissées à la maison, très loin. Trouver des boules de Noël demande beaucoup d’ingéniosité. Voilà, j’ai trouvé dit Bernard, nous utiliserons le sac qui a servi à emballer notre repas de ce soir et nous pourrons en faire de petites boules. Saupoudré de vrais flocons de neige, c’est tout à fait réussi, suggère Thierry. La nuit de Noël prenait déjà des allures de fête, mais au fait, il n’y aura pas de nuit, car le soleil est au rendez-vous 24 heures sur 24. Voilà nous fermerons les yeux le temps d’imaginer les étoiles raconte Bernard en rigolant. C’était enfin le temps de préparer leur repas, que mangeront-ils ? Une dinde bien farcie et rôtie à point, bien sûr que non. Plutôt 6500 calories par personne qu’ils doivent absolument manger chaque jour, le tout lyophilisé, (séché à froid) et mis sous vide dans des petits sachets de plastique. Oh la, la! Ce n’est pas rigolo, un sac de poudre bien gras dans lequel on ajoute de la neige fondue. L’imagination doit être au rendez-vous... Détrompez-vous, toute la saveur du repas surprise que leur a préparé le chef cuisinier du Petit Extra est emprisonnée dans la poudre réhydratée. Chouette, ils pourront se régaler de: Chut c’est un secret... veau à la sauge et au bacon, gâteau et abricots séchés.

Bernard tira quelque chose de sous sa manche, en le regardant, Thierry s’attendait à un tour de magie, à une bonne blague que lui aurait préparée son ami. À sa grande surprise, il vit dans le creux de sa main rougie par le froid une minuscule noix de Grenoble qui s’ouvrait comme une boîte à surprise.

Une coccinelle porte-bonheur qui bougeait continuellement. Drôle d’idée, vous me direz. Pas si bête si on pense qu’ils auront besoin de beaucoup de détermination, de courage et d’une bonne dose de chance pour réussir leur expédition vers le pôle Sud.

Thierry avait-il pensé à apporter un cadeau pour Bernard dans ses bagages ?

Qu’en pensez-vous...

 

25.12.95 - JOUR 47

Au lever, un regard dehors, le sapin est là, seule tache de couleur dans cet univers tout blanc. Thierry l’a précieusement rangé dans sa pulka. Tel que convenu avec Nathalie, changement de la batterie de l’émetteur Argos. On continue.

 

27.12.95 - JOUR 49

Discussion avec Thierry sur la stratégie à adopter pour avancer encore plus. Étapes plus longues, moins de pauses, cadence plus élevée...

Communiqué de presse:

"EXPÉDITION PÔLE SUD

Important

Nous sommes sans nouvelles de l’Expédition de Bernard Voyer et Thierry Pétry.

Après vérification auprès d’Argos France et du service NACLS des États-Unis, nous sommes en mesure de confirmer cette nouvelle depuis le 27 décembre 95. Nous connaissons la cause de l’arrêt de transmission de la balise Argos et nous savons donc que ce n’est pas une urgence mais une difficulté technique causée par un refroidissement des piles qui alimentaient l’appareil.

Nous avions pu les suivre jusqu’au 17 décembre grâce au téléphone satellite Nec qui retransmettait la voix par le satellite Immarsat M. Dernière conversation téléphonique au 84e degré 23’00’’sud : 52 degré 08’77’’ouest. La balise Argos qui retransmettait des données binaires depuis le début, avait pris la relève. Au camp de base de Montréal nous recevions à chaque heure grâce au système de Cube technologie, la position en latitude en longitude de l’expédition, le nom du satellite polaire qui les suivait, la précision du satellite, la température et un court message codé de 1 à 15 que nous avions prédéterminé. Nous pouvions donc suivre l’expédition, connaître les difficultés majeures rencontrées, les conditions de vent, etc. Mais surtout assurer la sécurité de l’expédition. Nous espérons que la transmission de données reprendra, de toute façon afin d’assurer leur sécurité, ils pourront se servir d’un appareil "beacon" qui permet d’envoyer un message d’urgence. Nous continuerons de donner des nouvelles de l’expédition en se basant sur les connaissances que nous avons du terrain à parcourir, de la moyenne de kilomètres parcourus à ce jour et ce pour permettre à tous de faire leurs prévisions quant à la date et à l’heure d’arrivée des explorateurs au pôle Sud.

Nous pensons qu’ils auront parcourus à la fin de cette journée la distance de 1 065km...

Date d’arrivée prévue: le 9 janvier 1996. "

 

29.12.95 - JOUR 51

Les plus gros sastrugis rencontrés. Certains atteignent 2 mètres de hauteur! Encore tirer la pulka dans ce terrain de plus en plus accidenté, sans compter que nous sommes à plus de 2000 mètres d’altitude et la raréfaction d’oxygène se fait sentir.

 

30.12.95 - JOUR 52

18,2km. Je me sens faible. Je n’ai rien mangé, j’ai perdu mon rythme. La neige est de plus en plus sèche, ce qui augmente considérablement la friction des pulkas. Notre charge s’allège de jour en jour avec la consommation de la nourriture et l’essence des réchauds mais la neige devient de moins en moins glissante. J’ai l’impression de fournir le même effort qu’au début de l’expédition, il y a de cela presque 2 mois.

 

01.01.96 - JOUR 54

Au réveil, Thierry me dit : "Tu sais Bernard, c’est cette année qu’on touchera le pôle". Bonne Année. Le beau temps est revenu. –22°C, 2 400m. Thierry semble ralentir.

 

03.01.96 - JOUR 56

Il nous reste que 7 litres d’essence... attention. Le vent est violent, continu, glacial. La neige est farineuse, nos pulkas semblent peser une tonne. Une journée d’effort. Épuisés, 25km. Thierry semble souffrir. À chacune des pauses, je l’aperçois loin derrière moi. Il se passe quelque chose.

 

04.01.96 - JOUR 57

Je prends un peu de charge de Thierry. Il doit tenir le rythme. Je l’encourage. Il me dit avoir froid aux mains. J’ai l’impression qu’il se referme sur lui-même. Tous ses gestes sont ralentis. Je dois l’aider encore plus. "Thierry nous sommes au 88°, seulement deux degrés à avancer."

 

06.01.96 - JOUR 59

Thierry a des engelures au visage. Il réalise chacune des étapes avec un effort surhumain. Je le connais, il est très fort dans sa tête, il veut en sortir, toucher le pôle. Le soir, il s’écroule dans son sac de couchage. Il faiblit jour après jour. Tiens bon Thierry. J’ai peur. Peu d’essence, plus beaucoup de nourriture, il est impossible d’envisager un repos de quelques jours. De toute façon, ce n’est pas quelques jours qu’il lui faut, ce serait quelques semaines.

 

08.01.96 - JOUR 61

30,6km, 2 750m d’altitude. Je fabrique un cache-nez pour Thierry. Son visage est boursouflé. Je l’aide à se chausser, à enfiler ses bâtons de ski, ses doigts sont immobiles. Chaque matin je prends un peu de sa charge. Je dois rester fort pour qu’on s’en sorte. Si près du but mais encore si loin. "Thierry, nous entamons le dernier degré, le dernier". "Ensemble on est parti, ensemble nous arriverons"

 

09.01.96 - JOUR 62

30,5km. 2 800m. Thierry est épuisé, il n’en peut plus. Je prends de l’avance pour monter la tente, pour alléger ses tâches, pour qu’il tienne, pour qu’il vive. "Bernard, il me serait si doux de m’allonger sur ma pulka et de me laisser mourir". "Non Thierry, le pas qui est fait n’est plus à refaire".

 

10.01.96 - JOUR 63

J’allège la pulka de Thierry. Nous y sommes presque. L’Antarctique ne cède rien. Vent, sastrugis, neige sèche... aucune aide, aucune pitié. Quel continent... Je commence à le détester...

 

11.01.96 - JOUR 64

En fin de journée, une autre montée. Depuis 64 jours qu’on monte... On mérite un plat mais non, le pôle se mérite. Il est 17h17, je crois apercevoir des grandes taches sombres à l’horizon. Je cherche mes lunettes d’approche, mes mains sont froides et je n’arrive pas à faire le point. Je n’y crois pas, j’aperçois les bâtiments de la base scientifique Scott-Amundsen. C’est le pôle. Je détache ma pulka et ski à toute vitesse vers Thierry. Je pleure, il ne veut pas me croire. Je tiens pour lui mes lunettes d’approche devant ses yeux, il s’écroule, tombe sur mon épaule.

 

12.01.96 - JOUR 65

Il est 10h47, 2 835m d’altitude. Thierry et moi posons nos mains sur l’axe de rotation de la terre. 90°Sud. Thierry répète sans cesse, pleurant, 90 degrés, 90 degrés, 90 degrés... ON A RÉUSSI ! Un autre petit effort pour faire quelques pas autour de la tige métallique qui identifie le pôle Sud géographique. Cette fois, ces quelques pas nous font faire le tour du monde. Jamais nous n'irons plus loin.

 

19.01.96

Le Twin Otter se pose au pôle Sud. Tel que prévu, Michel et Lise Perron amis et commanditaire principal de l’expédition accompagné de Tim et Audrey Kenny ainsi que du cameraman Vic Pelletier descendent de l’avion. Quel bonheur! Michel me dit que Nathalie se porte bien, elle nous attend tel qu’entendu à Patriot Hills.

Tous heureux de se retrouver. Michel me demande si je désire une surprise et j’aperçois Nathalie sortir de l’avion!

 

20.01.96 – PATRIOT HILLS

Patriot Hills, le campement qui sert de camp de base est notre refuge. Entre 2 séances de tournage pour le film, on se retrouve, Thierry et moi, autour du poêle au kérosène qui chauffe la tente cuisine. On a maigri, on est affaibli, on ne pense qu’à rentrer à la maison.

 

07.02.96 – KNOWLTON, QUÉBEC

Il neige. Aurais-je un jour le goût de repartir? J’ai la conviction d’avoir rejoint l’horizon. J’ai fait autant de kilomètres en moi que j’en ai skié sur le continent Antarctique. Je suis allé au bout de mon rêve, au bout de moi-même.